Quotidien
Ouest-France du 09/02/2001
M.
Luc Douillard, de Nantes : ' C'est le mardi 13 mars prochain que
les Nantais pourront commémorer le centenaire, jour pour jour, de
la mort cruelle de Fernand Pelloutier, personnalité à la fois
nantaise et nazairienne et l'une des grandes figures mythiques du
premier mouvement ouvrier français. '
Fernand Pelloutier est mort
de la tuberculose, à l'âge de 33 ans seulement, dans la misère
matérielle, après plusieurs années de dévouement à la tête de
la Fédération nationale des Bourses du travail, entre 1895 et
1901. Pour comprendre le ' mythe ' de Pelloutier, on pourrait le
comparer, toutes proportions gardées avec l'attachement farouche
des écrivains surréalistes pour une autre mémoire attachée à
Nantes, celle du jeune dandy pré-dadaïste Jacques Vaché. Dans
des domaines bien différents, certes (encore que Pelloutier soit
venu à l'anarchisme par le biais de la bohème littéraire), il
s'agit bien de deux vies tragiquement écourtées, qui sont
apparues comme des trajectoires d'étoiles filantes :
incandescentes et sans concessions ni renoncements. '
Les
Pelloutier étaient une famille de huguenots (protestants français)
chassés par la Révocation de l'Edit de Nantes, devenus
Allemands, puis revenus en France avant la Révolution, d'abord
comme consuls de Prusse pour la Bretagne, en poste à Nantes, dès
1760. '
Un siècle plus tard, le jeune Fernand Pelloutier fit son
petit séminaire à Guérande (séjour dont il est renvoyé en
1882, il en conservera un solide anticléricalisme !), puis il est
collégien à Saint-Nazaire, où il fut ensuite rédacteur en chef
au journal de gauche ' La démocratie de l'Ouest ' et devint ami
d'Aristide Briand, un autre ' Nanto-Nazairien ', futur prix Nobel
de la paix. Ils forgèrent ensemble le thème mobilisateur de la '
grève générale '. Mais tandis que Briand devait évoluer ensuite
vers le centrisme et faire une brillante carrière ministérielle,
Pelloutier allait rester jusqu'au bout fidèle à ses convictions.
'
Pour être résolument anarchiste, Pelloutier n'en était pas
moins opposé à tout sectarisme. Il professait une sympathie
ouverte pour Jean Jaurès qui le lui rendait bien. Et il n'hésita
pas défendre hautement la République contre les antisémites, à
l'époque cruciale de l'affaire Dreyfus. '
Si les Bourses du
travail ont pris une place originale dans le mouvement syndical
français, comme unions interprofessionnelles de base, on le doit
notamment à l'infatigable Pelloutier qui y voyait des
établissements ouverts, dotés de bibliothèques, de centres
d'études et même de musées du travail : des instances
irremplaçables d'éducation du prolétariat dans la connaissance
de ' la science de son malheur ', comme il disait. '
Au sein d'un
mouvement ouvrier alors agité par de grandes discussions,
Pelloutier était parvenu à faire adopter sa position originale
par plusieurs congrès nationaux et notamment celui tenu à Nantes
en 1894. On peut la résumer ainsi : la ' grève générale '
révolutionnaire anticapitaliste ; la primauté du syndicalisme,
contre les marxistes et les parlementarismes ; la non-violence,
contre les attentats d'extrême-gauche, et contre toute conquête
autoritaire du pouvoir. Il avait tenté de frayer par avance la
voie des combats ultérieurs de tous les opprimés, des
syndicalistes anonymes du monde entier, de Gandhi et de Martin
Luther King, de la société civile contre l'apartheid
sud-africain, de Solidarnosc, de Sakharov... et plus près de nous
du nouveau mouvement citoyen anti-spéculatif, illustré récemment
à Seattle et à Millau. On ne peut oublier sa célèbre formule
résumant ce qui séparait ses espoirs de ceux des dirigeants du
Parti socialiste (de l'époque !) : 'Nous sommes en outre ce qu'ils
ne sont pas : des révoltés de toutes les heures, des hommes
vraiment sans dieu, sans maître et sans patrie, les ennemis
irréconciliables de tout despotisme, moral ou matériel,
individuel ou collectif : c'est-à-dire des lois et des dictatures
(y compris celle du prolétariat) et les amants passionnés de la
culture de soi-même.' (1899). '
Il existait au début du siècle
dernier un canal Pelloutier, aujourd'hui comblé, près du débouché
sud de l'actuel pont Anne-de-Bretagne, à Nantes. Le mardi 13 mars
2001 au soir, il serait bon d'y aller déposer des fleurs dans la
Loire, en souvenir du vaillant lutteur libertaire, et puis d'y
inviter tous les Nantais qui le souhaitent à boire un apéritif
ensemble et à chanter des airs ouvriers, pour la ' Sociale ' et en
mémoire de ce centenaire si jeune. '
Source documentaire :
Jacques Julliard, ' Fernand Pelloutier et les origines du
syndicalisme d'action directe ', Seuil éd., coll. L'Univers
historique, 1971, 556 pages.