mardi 22 novembre 2016

Nantes : la citation tronquée d'André Breton

Nantes : la citation tronquée d'André Breton




Quotidien Ouest-France du 22/04/2000 (courrier des lecteurs)

M. Luc Douillard, de Nantes : ' Depuis quelques années, la municipalité multiplie les poses de plaques commémoratives sur les lieux de mémoire de Nantes.

Pour avoir entrepris avec mon ami Marc Vayer une recension systématique de ces documents souvent passionnants, je ne peux que m'en réjouir, même si l'on regrette parfois de ne plus retrouver l'excellence des fondeurs d'autrefois, dans ces plaques actuelles, où les lettres collées sur une tôle trop faible épousent une typographie parfois fantaisiste. ' 

Mardi dernier, les autorités culturelles ont cru bon d'apposer au parc de Procé une plaque en hommage à la célébrissime citation d'André Breton à propos de Nantes. Il est bien dommage que cette si belle phrase ait été à nouveau partiellement escamotée, comme cela arrive trop souvent, et sans que la coupure ne soit signalée, comme il se doit, par des points de suspension encadrés de parenthèses. ' 

En voici le texte exact (avec le passage tronqué indiqué en italique *) : ' Nantes peut être avec Paris la seule ville de France où j'ai l'impression que peut m'arriver quelque chose qui en vaut la peine, où certains regards brûlent pour eux-mêmes de trop de feux (je l'ai constaté encore l'année dernière, le temps de traverser Nantes en automobile et de voir cette femme, une ouvrière je crois, qu'accompagnait un homme et qui a levé les yeux ; j'aurais dû m'arrêter), où pour moi la cadence de la vie n'est pas la même qu'ailleurs, où un esprit d'aventure au-delà de toutes les aventures habite encore certains êtres. Nantes, d'où peuvent encore me venir des amis ; Nantes où j'ai aimé un parc, le parc de Procé.' André Breton, 'Nadja'. ' 

Je n'ai pas eu le temps de vérifier, mais on sait que l'auteur a entièrement revu en 1963 la première édition de 'Nadja', qui datait de 1928. Si le passage manquant fait partie de la nouvelle édition, il a cependant force de texte définitif dans l'oeuvre de Breton et doit être respecté. ' En effet, cet oubli fait souffrir à la fois le rythme et le sens. ' Le rythme : pour anarchistes des lettres qu'ils étaient (... et flibustiers des arts et subversifs de tout l'ordre social), les surréalistes, et d'abord André Breton, ne s'inscrivaient pas moins dans la plus classique tradition de la prose française, celle de Bossuet et de Chateaubriand, respectant les périodes de la rhétorique et la cadence de la phrase, frappée ici par les trois répétitions magiques du mot 'Nantes'. Ce sont les trois coups sonores, frappés dans le souvenir intime, qui permettent au poète d'ajouter son incidente, sans ruiner l'équilibre de la phrase. ' 

Le sens : même s'il est de bon ton aujourd'hui d'oublier que Nantes fut et demeure une ville populaire, nous avons toujours été profondément ému par cette rencontre fugitive entre André Breton et le regard bouleversant, proprement inqualifiable, de cette ouvrière anonyme, accompagnée d'un homme dans les rues de Nantes. 'J'aurais dû m'arrêter.' : tous les regrets irréparables de l'uchronie humaine sont dans ces mots. Reverrons-nous jamais ces poignantes passantes ? 

L'u-chronie, on le sait, est l'étude des événements imaginaires qui pourraient (ou qui auraient pu !) avoir lieu, dans l'écoulement du temps historique, tandis qu'au contraire l'u-topie n'est que l'énonciation, d'ailleurs souvent totalitaire, des lieux uniques qui pourraient exister quelque part, dans l'espace. ' 

 Ainsi, le hasard objectif était au rendez-vous à Nantes. Qu'est devenue cette ouvrière ? J'y ai souvent repensé. '

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* La typographie de Ouest-France a disparu sur cette version.