Nantes : la citation tronquée d'André Breton
M.
Luc Douillard, de Nantes : ' Depuis quelques années, la
municipalité multiplie les poses de plaques commémoratives sur
les lieux de mémoire de Nantes.
Pour avoir entrepris avec mon ami
Marc Vayer une recension systématique de ces documents souvent
passionnants, je ne peux que m'en réjouir, même si l'on regrette
parfois de ne plus retrouver l'excellence des fondeurs d'autrefois,
dans ces plaques actuelles, où les lettres collées sur une tôle
trop faible épousent une typographie parfois fantaisiste. '
Mardi
dernier, les autorités culturelles ont cru bon d'apposer au parc
de Procé une plaque en hommage à la célébrissime citation
d'André Breton à propos de Nantes. Il est bien dommage que cette
si belle phrase ait été à nouveau partiellement escamotée,
comme cela arrive trop souvent, et sans que la coupure ne soit
signalée, comme il se doit, par des points de suspension encadrés
de parenthèses. '
En voici le texte exact (avec le passage tronqué
indiqué en italique *) : ' Nantes peut être avec Paris la
seule ville de France où j'ai l'impression que peut m'arriver
quelque chose qui en vaut la peine, où certains regards brûlent
pour eux-mêmes de trop de feux (je l'ai constaté encore l'année
dernière, le temps de traverser Nantes en automobile et de voir
cette femme, une ouvrière je crois, qu'accompagnait un homme et
qui a levé les yeux ; j'aurais dû m'arrêter), où
pour moi la cadence de la vie n'est pas la même qu'ailleurs, où
un esprit d'aventure au-delà de toutes les aventures habite encore
certains êtres. Nantes, d'où peuvent encore me venir des amis ;
Nantes où j'ai aimé un parc, le parc de Procé.' André Breton,
'Nadja'. '
Je n'ai pas eu le temps de vérifier, mais on sait que
l'auteur a entièrement revu en 1963 la première édition de
'Nadja', qui datait de 1928. Si le passage manquant fait partie de
la nouvelle édition, il a cependant force de texte définitif dans
l'oeuvre de Breton et doit être respecté. ' En effet, cet oubli
fait souffrir à la fois le rythme et le sens. ' Le rythme : pour
anarchistes des lettres qu'ils étaient (... et flibustiers des
arts et subversifs de tout l'ordre social), les surréalistes, et
d'abord André Breton, ne s'inscrivaient pas moins dans la plus
classique tradition de la prose française, celle de Bossuet et de
Chateaubriand, respectant les périodes de la rhétorique et la
cadence de la phrase, frappée ici par les trois répétitions
magiques du mot 'Nantes'. Ce sont les trois coups sonores, frappés
dans le souvenir intime, qui permettent au poète d'ajouter son
incidente, sans ruiner l'équilibre de la phrase. '
Le sens : même
s'il est de bon ton aujourd'hui d'oublier que Nantes fut et demeure
une ville populaire, nous avons toujours été profondément ému
par cette rencontre fugitive entre André Breton et le regard
bouleversant, proprement inqualifiable, de cette ouvrière anonyme,
accompagnée d'un homme dans les rues de Nantes. 'J'aurais dû
m'arrêter.' : tous les regrets irréparables de l'uchronie humaine
sont dans ces mots. Reverrons-nous jamais ces poignantes passantes
?
L'u-chronie, on le sait, est l'étude des événements
imaginaires qui pourraient (ou qui auraient pu !) avoir lieu, dans
l'écoulement du temps historique, tandis qu'au contraire l'u-topie
n'est que l'énonciation, d'ailleurs souvent totalitaire, des lieux
uniques qui pourraient exister quelque part, dans l'espace. '
Ainsi, le hasard objectif était au rendez-vous à Nantes. Qu'est
devenue cette ouvrière ? J'y ai souvent repensé. '
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* La typographie de Ouest-France a disparu sur cette version.
* La typographie de Ouest-France a disparu sur cette version.